Sefarad: De l'expulsion à la Shoah

Le décret de l’Alhambra, connu pour avoir causé l'expulsion des Juifs d'Espagne, fut publié le 31 mars 1492 par les Rois Catholiques.
Le décret ordonne l’expulsion définitive avant le 31 juillet (repoussée au 2 août/ le 3 c’est de départ de Christophe Colomb vers le Nouveau Monde) des Juifs refusant le baptème, tous âges et catégories sociales confondus et ne leur permet d’emporter qu’une infime partie de leur patrimoine. Isabelle, encouragée par son confesseur Tomás de Torquemada, table sur une conversion massive de Juifs profondément attachés à leur patrie. Bien que ses plans soient partiellement couronnés de succès avec la conversion d’un grand nombre de Juifs dont celles d'Abraham Senior et d’autres notables menées en grande pompe, la majorité des Juifs choisissent l’exil (Isaac Abravanel).
Les estimations chiffrées concernant l'ampleur de l'expulsion et des conversions sont très variables et sujettes à controverse.
La majorité des historiens actuels estime en se basant sur les plus crédibles des sources, que les expulsés devaient être entre 150 000 et 200 000 mais d’autres évoquent des nombres inférieurs. Quant aux conversions, elles s’élèveraient à environ 50 000, mais, là aussi, les estimations sont malaisées, du fait qu'un certain nombre de familles ayant dans un premier temps fait le choix de l'exil se soient plus tard résignées à la conversion et au retour dans leur zone d'origine face aux difficultés et au drame personnel que constituait l'expulsion.

9 av 5252 : ceux qui partent tentent de récupérer leurs créances et de vendre leurs biens avant leur départ, trop vite et à perte. Les parents marient hâtivement leurs enfants, dès douze ou treize ans, croyant que les couples seront favorisés dans le grand départ. Tous cherchent le port, le pays d’accueil le plus sûr. A l’approche du mois de juillet, on fait proclamer qu’aucun Juif ne peut emporter de l’or, mais on leur autorise leurs vêtements et leurs bagages. Les futurs exilés tentent de négocier leur or en soieries et en fourrures. Les joyaux sont confisqués par les conseils urbains, par les Inquisiteurs ou par des intermédiaires peu scrupuleux. Les Juifs seront fouillés au moment de l’embarquement. Parfois ils doivent se vendre comme esclave pour payer leur voyage. Nombreux sont ceux qui périssent.
Les Rois catholiques se rendent vite compte du vide laissé par le départ des Juifs. Dès novembre 1492, ils font savoir dans les royaumes voisins et au Maghreb qu’ils autorisent le retour et restitueraient leurs biens à ceux qui se feraient baptiser.

Le décret de l’Alhambra est resté officiellement en vigueur jusqu'en 1967, date de son abrogation à l'initiative du ministre du Tourisme, Manuel Fraga. Il faudra attendre 1992 pour que le roi Juan Carlos I l’abolisse de façon solennelle lors des cérémonies qui visaient à renouer avec l’Espagne des Trois Cultures. 
La Seconde République de 1931 avait bien eu le projet d’en finir avec ce texte infâmant mais rien n’avait été fait devant l’urgence de tant d’autres réformes. Après cela, l’Espagne avait eu un rôle tout à fait particulier avant et pendant la Seconde Guerre Mondiale en devenant une terre d’asile, parfois provisoire, parfois définitive, pour des centaines de juifs qui fuyaient les persécutions et ce, malgré les relations plutôt cordiales (dans un premier temps) entre l’Espagne franquiste et l’Allemagne nazie. Rappelons le rôle du Consul d’Espagne en France, Bernardo Rolland, qui arrivera à faire sortir quelques juifs de Drancy. Il faut en fait remonter aux années 20 pour comprendre l’attitude paradoxale de l’Espagne :
-         Le pays se découvre un intérêt pour les Séfarades, ces descendants des juifs expulsés en 1492 et qui sont quelques dizaines de milliers en Europe Centrale et Orientale, quelques milliers en France.
-         On parle alors beaucoup de réconciliation "hispanohebrea" et le décret royal d’Alphonse XIII du 20 décembre 1924 accorde la nationalité espagnole à tous les Séfarades (avec un délai possible de six ans) > annonce récente du gouvernement Rajoy. Plus tard, ce sont des passeports et des visas qui seront accordés à des juifs originaires de Turquie et bloqués en France car considérés comme apatrides. C’est alors la dictablanda de Miguel Primo de Rivera.
Ce mouvement de sympathie et l’intervention appuyée de personnalités comme Salvador de Madariaga ou le Docteur Angel Pulido s’expliquent en partie par la prise de conscience que des milliers de descendants des expulsés de 1492 constituent une diaspora viscéralement attachée à la Terre des Origines et qui témoigne de cet attachement à l’Espagne-Sefarad à travers, notamment, la pratique de la langue, le judéo-espagnol. C’est dans cet intérêt porté à cette communauté dispersée que s’inscrit l’attitude bienveillante par calcul de Franco.

Car quoi qu’en dise El País en 2010, Franco aura sauvé des Juifs et les 6 000 Juifs d’Espagne, sans doute recensés en 1941, n’auront jamais été livrés aux Nazis : aucun train ne sera parti pour les camps de la mort. Or il semble que cette page de l’histoire espagnole et juive ait été instrumentalisée encore récemment. Discrédité aux lendemains de la crise de 2008, ZP a usé et abusé de ce stratagème jusqu’à la fin de son mandat. La dernière dispute, impulsée indirectement par le « locataire » de la Moncloa, juste avant de décider de ne pas se représenter aux élections générales du 20 novembre 2011, a porté sur l’attitude du Caudillo à l’égard des juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Elle a été déclenchée par un article sensationnaliste publié dans le journal El País, intitulé : « Reportage : Le cadeau de Franco à Hitler. La liste de Franco pour l’Holocauste ».
« Le régime franquiste ordonna aux gouverneurs civils, en 1941, d’établir une liste des juifs vivant en Espagne. Le fichage, qui incluait les noms, les activités professionnelles, idéologiques et personnelles de 6.000 juifs, fut vraisemblablement remis à Himmler. Après la chute d’Hitler, les autorités franquistes essayèrent d’effacer tous les indices de leur collaboration à l’Holocauste. El País a reconstruit cette histoire et montre le document qui prouve l’ordre antisémite de Franco ». Cet article se fonde en fait sur quatre pages publiées douze ans plus tôt, dans la revue Raices, par le président de la Fédération des communautés juives d’Espagne, directeur général du groupe Shlumberger-Sema-Espagne, Jacobo Israel Garzón. En 1997, dans « Le fichier juif du franquisme », Jacobo Israel avait divulgué l’existence d’une circulaire émanant de la Direction générale de sécurité, datée du 5 mai 1941, qui ordonnait aux gouverneurs civils provinciaux d’envoyer des informations sur tous les juifs nationaux et étrangers vivant sur leur territoire. Ce document, qui incitait à la création d’un « fichier judaïque », provenait du gouvernement civil de Saragosse et avait été trouvé dans l’Archivo Histórico Nacional.
Depuis sa révélation, la circulaire de 1941 n’a pas manqué de soulever bien des questions. Quelle fut la répercussion pratique du fichier ? L’initiative de sa création relevait-elle du gouvernement ou des autorités policières ? Dans quelle mesure les gouverneurs civils suivirent-ils les instructions reçues ? Combien de personnes furent incluses dans ce fichier ? Les explications qu’apporte l’historien-journaliste d’El País sont simplistes. Le fichier aurait été totalement détruit à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et seules quelques fiches individuelles nous seraient parvenues. Il aurait contenu au moins 6.000 fiches individuelles parce que ce chiffre figure dans le dénombrement par pays de la population juive du Protocole de Wannsee (20 janvier 1942). Il en résulterait, toujours selon le rédacteur d’El País, qu’il est « vraisemblable » que José Finat, l’ancien directeur général de la sécurité espagnole, plus tard ambassadeur à Berlin, ait remis l’ensemble du fichier au Reichsführer de la SS, Himmler.
Un tissu de conjectures qui repose sur une part de réalité, mais qui n’en reste pas moins hypothétique. Qui prétendrait impliquer les autorités anglaises dans l’Holocauste uniquement parce que le nombre de juifs du Royaume-Uni a été mentionné lors de la conférence de Wannsee ? L’historien-journaliste d’El País semble ignorer que le chiffre de 6.000 juifs était du domaine public dans la Péninsule bien avant les faits qu’il relate. En 1933, la presse madrilène faisait état d’une communauté juive espagnole de 5.000 personnes. En 1934, elle dénombrait près de 1.000 réfugiés politiques allemands, juifs ou non juifs, un chiffre d’exilés politiques que le rédacteur d’El País ne mentionne pas. Et pour cause ! Il détruit à lui seul le mythe d’une République accueillante dont le gouvernement de libéraux de gauche et de socialistes aurait reçu à bras ouverts les réfugiés juifs du Reich. La République espagnole avait, au contraire, réinstauré, avant les élections de novembre 1933, l’obligation du visa pour les Allemands afin de freiner l’immigration juive, ou plutôt, comme on préférait dire à l’époque, « pour éviter une saturation du marché du travail ». Cela dit, il est très improbable que la totalité des 6.000 juifs soit restée sur le territoire espagnol après la victoire du camp national (il y eut pas moins de 430.000 exilés à la fin de la guerre civile : 270.000 qui passèrent et repassèrent la frontière en quelques semaines et 160.000 qui furent les exilés permanents).
Autre omission de taille du rédacteur d’El País : il ignore l’existence de la communauté juive nord-africaine du protectorat marocain espagnol. Cette communauté de plus de 15.000 personnes, bien plus importante que celle de la Péninsule, avait pris majoritairement parti pour Franco et le camp « national » pendant la guerre civile. Une proportion considérable de juifs militants ou sympathisants communistes avait combattu dans les rangs des Brigades internationales, « courroie de transmission de Staline » (peut-être 7 à 10% de l’effectif total) et la majorité de la communauté juive internationale s’était prononcée en faveur de la gauche et de l’extrême gauche, mais le soutien des juifs au Front populaire n’avait pas été aussi massif et uniforme que le prétend la légende. Au lendemain de la guerre civile, la communauté juive du protectorat marocain était considérée sûre et fidèle par le Nouvel Etat, alors que celle de la Péninsule était jugée, à tort ou à raison, hostile et potentiellement menaçante
La répression franquiste de l’immédiat après-guerre (50.000 condamnés à mort, dont 30.000 exécutés, et 270.000 personnes incarcérées en 1939, chiffre qui s’élevait encore à 43.000 en 1945) fut suffisamment dure et effrayante pour ne pas avoir besoin d’être inventée ou exagérée.
Il est évident que, dans le cas d’une occupation allemande de l’Espagne, un « fichier juif » aurait été particulièrement dangereux pour les juifs. Confondre l’histoire virtuelle, celle d’une entrée de l’Espagne dans la guerre mondiale et d’une collaboration de Franco et de son régime à l’Holocauste, telle qu’elle aurait pu être, avec l’histoire réelle, celle d’un Franco qui maintint l’Espagne en dehors de la guerre mondiale et qui permit la protection de dizaines de milliers de juifs, relève au mieux de la bêtise, au pire de la malhonnêteté intellectuelle. Antisémite ou philo-séfarade ? Quelle était donc la véritable attitude de Franco ? Avant de répondre, revenons au réalisme des faits. Les juifs et le judaïsme n’étaient pas des ennemis déclarés du généralissime. Ses ennemis jurés étaient le communisme soviétique, dans sa version stalinienne, et la franc-maçonnerie. Sa position à l’égard des juifs était beaucoup plus ambiguë. Il n’avait pas de sympathie pour la communauté juive internationale. Il voyait même dans les juifs des ennemis traditionnels des intérêts de l'Espagne depuis leur expulsion par les Rois catholiques. Avec les protestants, il les tenait pour des propagateurs de la « légende noire » antiespagnole. Mais pour autant, jamais il ne persécuta le judaïsme espagnol ou les juifs séfarades. Jamais il ne harcela, ni ne poursuivit les juifs, comme il le fit avec les communistes et les francs-maçons. Des lois furent adoptées par son régime pour permettre la poursuite et la répression des vaincus, mais les juifs et le judaïsme ne firent l’objet d’aucune attention particulière. Il en fut ainsi de la Loi de responsabilités politiques (1939), de la Loi pour la répression de la maçonnerie et du communisme (1940) et de la Loi pour la sécurité de l’Etat (1941). Les juifs devaient s’inscrire à la police et déclarer leur profession et leur religion comme tous les citoyens du Nouvel Etat. Mais aucune de ces lois répressives ne les cita.
Du point de vue de Franco, les juifs séfarades étaient différents des autres juifs parce qu’ils étaient en quelque sorte sublimés par le contact de la culture ibérique. Son antisémitisme politique (et non pas raciste, ni même religieux) au niveau international se conjuguait chez lui curieusement avec un philo-séfaradisme à l’échelon national. Le jeune commandant puis lieutenant-colonel de la Légion avait eu des relations très cordiales avec les juifs du Maroc espagnol. Les principaux dirigeants, hommes d'affaires et banquiers de la communauté juive du territoire sous protectorat avaient apporté un précieux soutien économique et matériel au général rebelle en 1936. Ils avaient mis à sa disposition des moyens économiques et financiers, mais aussi tout un réseau de contacts essentiels dans la gestion des achats de matériel. La grande majorité des juifs de la zone espagnole du Maroc, mais aussi des juifs du nord de l’Italie et le secteur du sionisme que dirigeait Vladimir (Ze’ev) Jabotinsky avaient aidé le camp national. Franco leur en était très reconnaissant. Après-guerre, des auteurs prétendirent que cette aide avait été extorquée, mais jamais ils n’expliquèrent pourquoi le généralissime manifestait si ouvertement sa gratitude envers la communauté juive du protectorat, récompensant et décorant certaines de ses personnalités les plus représentatives. Le cas du banquier Salama, ami déclaré du Caudillo, est à cet égard emblématique. Pendant la guerre civile, parmi les généraux soulevés, Gonzalo Queipo de Llano, un officier supérieur célèbre pour avoir comploté en faveur de l’avènement de la République et par ailleurs farouchement opposé aux phalangistes, se fit remarquer par de véhémentes diatribes antisémites sur les ondes de l’Union Radio Séville. Franco prit soin d’avertir ses amis juifs nord-africains de ne pas lui faire cas. Dans l’immédiat après-guerre civile et au cours des premières années de la Deuxième Guerre mondiale, le Caudillo proféra néanmoins lui aussi de virulentes critiques. Mais elles furent peu nombreuses. L’exemple le plus connu est son allusion à « l’esprit judaïque qui permit l’alliance du grand capital et du marxisme » dans le discours du 19 mai 1939, à Madrid, à l’occasion du défilé de la victoire. Hormis deux ou trois autres allusions semblables, Franco ne s’étendit pas sur la question. Dans les années 1939-1942, pour satisfaire les autorités allemandes, il toléra la propagande antisémite dans l’édition, la radio et la presse écrite, mais dans le même temps il fit à nouveau savoir à ses amis de la communauté juive nord-africaine qu’ils ne devaient pas se sentir concernés.
Paradoxalement, en 1940, dans la période théoriquement la plus « antisémite » du régime, Franco créa à Madrid et à Barcelone l’Institut d’études hébraïques Benito Arias Montano, qui depuis 1941 édite l’une des meilleures publications juives du monde, la revue érudite Sefarad, subventionnée par l’Etat espagnol. Pendant la Deuxième Guerre mondiale les antisémites radicaux existaient bien en Espagne, mais ils n’étaient pas suffisamment nombreux pour provoquer le rejet des juifs de la part de la population, pas plus que les philosémites n’étaient suffisamment puissants pour promouvoir une politique plus généreuse à leur égard. A l’intérieur du Movimiento de Franco, un parti hétérogène, refondé en 1937 à partir de la Phalange de José Antonio Primo de Rivera, de la Communion traditionaliste et de tous les partis de droite ou du centre, les antisémites radicaux ne représentaient qu’une petite minorité. Pour leur part, les autorités nationales-socialistes allemandes se plaignaient régulièrement parce que des personnalités philosémites occupaient des postes clés dans le gouvernement, le parti et la haute administration. Quant aux Espagnols les plus philo-nazis, tel l’agent de l’Abwehr, Ángel Alcázar Velasco, ils faisaient courir le bruit que Franco et même les fondateurs et intellectuels de la Phalange originelle : Primo de Rivera, Sanchez Mazas, Ledesma Ramos, Aparicio, Ros, Montes, etc., avaient tous des noms de « descendants de convertis » et étaient « juifs par leur mystique et leur tempérament ».
A l’inverse, le véritable leitmotiv du dictateur Francisco Franco était la conspiration maçonnico-communiste internationale. Il est symptomatique que son livre Masoneria (1950) débute par ces mots : « Tout le secret des campagnes de propagande déclenchées contre l’Espagne repose sur deux mots : maçonnerie et communisme ». L’anticommunisme et l’antimaçonnisme primaient chez lui sur toutes autres considérations. Il avait été un lecteur assidu du bulletin de l’Entente internationale contre la IIIe Internationale dès le début des années 1930. Il s’était abonné personnellement à cette publication, centrée sur l’expansion mondiale du communisme, à partir de 1934. Pour lui, le communisme était le plus terrible danger de la civilisation chrétienne, le principal fléau de l’humanité. Son anticommunisme radical explique sa politique de neutralité amicale envers l’Allemagne et sa décision d’envoyer des hommes sur le front de l’Est. La División Azul était à ses yeux la réplique hispanique aux Brigades internationales de Staline. Sa seconde obsession était le rôle et l’action de la franc-maçonnerie dans l’histoire de l’Espagne. Il y voyait une sorte de « super-Etat », une société internationale, secrète, à l'influence occulte et pernicieuse, une menace permanente pour la nation espagnole, la cause principale des désastres de la Péninsule depuis plus d’un siècle. Ses déclarations, ses discours, ses articles (publiés sous les pseudonymes de Jakim Boor, Macaulay ou Jaime de Andrade) ne laissent pas de place au doute. Jusqu’à sa mort, ses convictions anticommunistes et antimaçonniques demeurèrent fermes, indéracinables. Il en fit deux des piliers idéologiques de son régime. L'historien qui ne retiendrait chez Franco que ses quelques propos antisémites et qui prétendrait expliquer par eux la politique et l'idéologie de son régime sombrerait dans la caricature. Le Caudillo fut, en effet, l'un des très rares chefs d'Etat qui protégea les juifs d'Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale. De très nombreuses personnalités politiques et intellectuelles juives en ont témoigné et ont manifesté leur reconnaissance pour son action salvatrice.
L'historien Shlomo Ben Ami, ex-ministre des Affaires étrangères d'Israël, a souligné le paradoxe et la singularité de la position du Caudillo. Conservateur et pragmatique, le dictateur, si souvent étiqueté « fasciste », fit pour les juifs ce que les principaux leaders des démocraties ne purent ou ne voulurent pas faire. L'Espagne franquiste sauva, selon les sources, entre 25 et 60.000 juifs d'Europe. Rares, pour ne pas dire exceptionnels, furent les cas de juifs réfugiés en Espagne expulsés ou reconduits aux frontières pendant la durée du conflit. Dès novembre 1940, le gouvernement de Franco recommanda aux juifs séfarades qui résidaient en France de se déclarer espagnols pour éviter les poursuites. Le Caudillo utilisa, comme fondement juridique de sa position, le décret-loi de 1924, signé par Alphonse XIII sur la suggestion du général dictateur Miguel Primo de Rivera. Ce texte de loi permettait aux juifs séfarades de s'inscrire en tant qu’Espagnols dans n'importe quel consulat ou ambassade, sans conditions ni limites. A partir de 1942, le gouvernement espagnol franchit une nouvelle étape. Il concéda très largement aux juifs d’Europe passeports et visas pour échapper aux persécutions antisémites des divers pays qui collaboraient avec l'Allemagne nationale-socialiste. Les diplomates, ambassadeurs et consuls espagnols de Berlin, Paris, Marseille, Athènes, Copenhague, Vienne, Belgrade, Bucarest, Budapest, Sofia, etc., intervinrent pour faire valoir les droits de leurs nouveaux ressortissants. Octroyée en priorité aux juifs séfarades, la protection fut même souvent étendue à des ashkénazes. Au cours des vingt dernières années, divers auteurs ont dénoncé la prétendue action humanitaire du Caudillo comme relevant de la manipulation, de la désinformation et de la réhabilitation du franquisme. Selon eux, Franco ne se serait pas du tout intéressé au sort des juifs. Le mérite reviendrait exclusivement à quelques diplomates qui auraient agi dans le dos de leurs supérieurs. Les déclarations de ces derniers, qui minimisent leur rôle au bénéfice de Franco, auraient toutes été forcées et contraintes. Celle de l’un des plus prestigieux, Ángel Saenz Briz, alors consul général à New York, témoigne en tout cas des qualités hors pair d’un grand serviteur de l’Etat. Interrogé en 1963 par l’historien israélien Isaac Molho au sujet du sauvetage de juifs hongrois, il conclut sa lettre-réponse par ces mots : « Nous pûmes loger plusieurs milliers de juifs pourchassés dont je peux affirmer avec fierté qu’ils doivent la vie au général Franco… Et ceci est tout ce que je peux dire. Si mon récit est utile de quelque façon, je vous demande de l’utiliser sans mentionner mon nom car je n’ai aucun mérite à cela, m’étant limité à exécuter les consignes de mon gouvernement et du général Franco ». Fait chevalier et commandeur de l’Ordre d’Isabelle la Catholique, Sanz Briz poursuivra une brillante carrière de diplomate qu’il terminera comme ambassadeur d’Espagne en Chine puis auprès du Saint-Siège.


 L'aide de Franco ou de son régime aux juifs d'Europe, pendant la Deuxième Guerre mondiale, est un fait historiquement établi. Fut-elle apportée sans enthousiasme ni sympathie ? Relevait-elle de la compassion du catholique convaincu ? S’agissait-il d’un geste opportun pour se concilier l’assistance économique des Etats-Unis ? Le Caudillo se sentait-il en réalité plus proche des arabo-musulmans dont la majorité des leaders marocains lui avait aussi apporté un précieux soutien lors du soulèvement ? Se considérait-il avant tout redevable envers ses compagnons d'armes arabo-musulmans, en particulier son ami le général Mohamed Ben Mezian Belkacem ? Eprouvait-il de la rancune à l’égard des organisations sionistes mondiales qui avaient affiché leur sympathie pour le gouvernement du Front populaire ? Donna-t-il des instructions exprès à ses diplomates pour protéger les juifs ? A-t-il seulement fermé les yeux ou consenti tacitement à leur action ? Autant de questions qui restent ouvertes au débat. Cela étant, les faits demeurent. Directement ou indirectement, Franco aida les juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale dans des moments particulièrement cruels pour eux. Il renouvela d’ailleurs sa protection consulaire, en 1948, au bénéfice des juifs de Grèce, puis, lors de l'exil massif des juifs du Maroc (1954-1955) et il le fit encore pendant l'affaire de Suez (1956) et lors de la guerre des Six Jours (1967).
 A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le Congrès juif mondial exprima sa reconnaissance envers le gouvernement espagnol « pour ses efforts » mais, en 1949, Israël vota contre la suspension des sanctions et contre l'entrée de l'Espagne à l'ONU. Le Caudillo accusa le coup, mena une politique pro-arabe et refusa de reconnaître l'Etat d'Israël. Au lendemain de sa mort, le 22 novembre 1975, un service funèbre fut célébré à sa mémoire dans la principale synagogue hispano-portugaise de New York, en présence de représentants de The American Sephardi Federation, « pour avoir eu pitié des juifs ». Plusieurs diplomates espagnols, dont les sympathies franquistes sont insoupçonnables, tel le chargé d'affaires à l'ambassade de Budapest, Ángel Sanz Briz, déjà cité, mais aussi le premier secrétaire d’ambassade à Paris, puis, consul à Bordeaux, Eduardo Propper de Callejón, ou le chargé d’affaires à l’ambassade de Berlin, José Ruiz Santaella et sa femme Carmen Schrader ont été honorés par le Mémorial Yad Vashem comme « Justes parmi les nations ». Il est hors de doute que le dictateur, dont la vox populi disait qu’ « une mouche ne pouvait pas voler sans qu’il le sache », était au courant de la protection que ces derniers accordaient aux juifs en pleine tourmente.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire