Samedi déjà et je suis en retard pour le compte-rendu...
Vendredi 14 février, une belle journée à Cordoue, de la forêt de colonnes de la grande mosquée devenue cathédrale au quartier juif (judería, aljama): notre promenade est placée sous le signe de la convivance. Et pourtant tout commence mal avec cette petite pluie fine et ce ciel gris qui nous fait évoquer la Bretagne ou la Galice. Je peste car je sais que toutes les villes, même les plus belles, paraissent sinistres sous la pluie. Il faut mettre le groupe en condition, y croire.
- Nous attendons l'ouverture de la mosquée dans le patio de los naranjos en observant naturellement une similitude avec celui de la cathédrale de Séville, implantée elle-même sur la mosquée almohade dont il ne reste que le minaret, la fameuse Giralda: fontaine pour les ablutions des fidèles, circuit de rigoles qui fait couler l'eau sous nos pieds, orangers qui ploient sous les fruits à portée de nos mains, cloches qui sonnent le décompte des heures. Malika nous rappelle comment est apparu l'Islam, quels en sont les piliers, comment se conçoit l'espace de la mosquée: les panneaux colorés qu'elle avait préparés en France l'ont suivie jusqu'ici et circulent de mains en mains. Puis c'est au tour de Sinan d'évoquer l'Age d'Or des règnes d'Abd el-Rahman III et d'Al-Hakam en terme d'espace conquis, d'organisation politique et sociale, d'échanges commerciaux et culturels. C'est de cette période tout particulièrement que parlera à nouveau M. Darier au moment de revenir plus précisément sur l'édification et les agrandissements de la mosquée, érigée avec des matériaux de "récupération" (temples romains, églises chrétiennes), des matériaux locaux comme la brique fabriquée avec la terre rouge des alentours et pour le Mihrab uniquement, des matériaux bien plus précieux acheminés d'Orient avec les artisans les plus chevronnés.
- Nous pénétrons dans la mosquée, moment saisissant d'autant plus que, là aussi, les consignes sont très strictes, si le groupe se sépare ou est trop bruyant, c'est la porte! M. Darier commente, je surveille le groupe, pas facile d'interdire tout échange, les étudiants ont besoin de communiquer leurs impressions, ils sont saisis: par les dimensions de l'ouvrage, l'effet de répétition, les zones bien délimitées qui renvoient à une histoire particulière du bâtiment. L'odeur d'encens est merveilleuse, nous déambulons d'un pas tranquille, le regard toujours en mouvement: les arcs aux formes différentes, les colonnes aériennes de marbre ou de pierre, les plafonds en artesonado, le travail du stuc et des feuilles d'or... Reste la verrue immonde, la cathédrale implantée en plein cœur de la mosquée, malgré toutes les oppositions des autorités municipales de l'époque et d'une grande partie de la population, sans compter les critiques de l'empereur Charles Quint dont les mots célèbres prennent sur place tout leur sens: dans la cathédrale, nous sommes dans toutes les cathédrales que l'Espagne connaît (choeur, stèles, chapelles, tombeaux...) alors que dans la mosquée nous étions nulle part ailleurs.
- Nous quittons cet univers hybride tout en cherchant la colonne mentionnée par T. Gautier sur laquelle un prisonnier chrétien aurait gravé le nom de Jésus avec... les ongles!
- Une culotte de gendarme apparaît dans le ciel, promesse d'un peu de soleil, direction les jardins de l'alcázar chrétien édifié par Alphonse XI (pour quelle raison le Burlador de Tirso n'est pas cordouan mais sévillan??) et résidence des Rois Catholiques dont nous verrons la statue dans la verdure, Isabel et Fernando recevant l'hommage de Christophe Colomb.
- Le soleil prend le temps de l'exposé de Salomé sur la médecine andalouse pour enfin nous chauffer. Un commentaire bien maîtrisé, notre étudiante se sert à peine de ses feuilles: des préceptes de base dont le but est l'hygiène de vie aux médicaments et techniques opératoires, c'est un pan essentiel du savoir médiéval en terre islamique qui est évoqué. Salomé rappelle que les Andalous ont lu et commenté les textes grecs. M. Darier poursuit par une analyse nécessaire de l'espace extérieur qu'est le jardin, représentation sur terre du paradis et nous invite à observer l'agencement que nous avons sous les yeux: la disposition des parterres (fleuris en février!) et des bassins, le choix des matériaux, l'intelligence pratique qui fait que l'eau coule et jaillit sans cesse sans nul besoin de pompe. L'eau est une bénédiction pour les hommes du désert qui ont trouvé leur paradis sur terre.
- L'après-midi, moins statique, est conçu comme une promenade hommage: hommage à Florence Delay, Agrégée d'Espagnol et Académicienne qui oeuvre en 2004 à l'entrée du mot "convivance" dans le dictionnaire français; hommage aux Juifs séfarades qui ont peuplé les cités d'Al-Andalus ou des royaumes chrétiens et ont connu la dispersion en 1148, 1391 ou 1492. De placettes en placettes, nous nous perdons dans le labyrinthe chaulé de la judería tout en poursuivant plusieurs objectifs: rappeler les origines des Séfarades, évoquer leur Age d'Or, réfléchir au concept de "tolérance" et reconnaître que cette tolérance était toute relative et dépendait des lieux et des époques, reconnaître que l'Espagne retrouve ce passé séfarade bien tardivement et notamment pour des raisons de marketing touristique. C'est donc avec une certaine nostalgie et un peu d'amertume que je fais entendre "Arboles lloran", en invitant mes étudiants à ne pas imiter une phonologie d'un autre âge. Au-delà de la Puerta de Almodóvar, le destin des Juifs croise celui de Sénèque évoqué pour nous sur le papier par Madame Pézeret qui en cet instant précis, est justement occupée à traduire l'auteur né à Cordoue avec ses LS2 restés en France. La promenade se poursuit Place Tibériade, devant la statue de Maïmonide, par un exposé de Paul sur Averroès. Notre étudiant est aussi à l'aise dans la présentation de la pensée du philosophe musulman qui cherche à concilier foi et raison, religion et philosophie que dans la phase d'échanges qui concerne à la fois Averroès (1126-1198) et Maïmonide (1135-1204), tous deux animés par les mêmes interrogations et confrontés à la même intransigeance du pouvoir almohade, condamnés à s'exiler et à mourir loin de Cordoue. J'ai tout juste le temps de glisser la question cruciale de la conversion de façade, thématique essentielle chez Maïmonide qu'il justifie parfois pour des raisons philosophiques ou religieuses et qui annonce la pensée de Spinoza.
- Il m'aurait fallu quatre heures au lieu de deux pour boucler mon programme. Je reste un peu sur ma faim: la syna était fermée, pas le temps d'évoquer le devenir des judéo-espagnols après 1492, pas le temps de parler de Franco et des Juifs, je mets donc cette partie de mon exposé sur une page du blog, pour ceux qui souhaitent en savoir plus. J'ai eu juste le temps d'égratigner au passage de la Torre de la Calahorra le sulfureux Roger Garaudy. Nous retrouvons Téo qui nous conduit à Grenade.
- En route, une cantiga séfarade à la thématique traditionnelle: la fiancée dit adieu à sa mère et son bonheur d'avoir trouvé mari dans Desde hoy la me madre. J'évoque aussi le rôle essentiel de Zyriab, le "merle noir", dans la création de la musique arabo-andalouse, art de fusion, art de vivre: beaucoup dans le groupe découvre ce qu'est une "nouba", ce qu'est un "oud". Je reviens sur les genres singuliers des poèmes andalous chantés: poèmes bachiques, poèmes d'amour, éloges de la nature. Nous écoutons Jardin de Myrte, une composition instrumentale foisonnante et raffinée. Pour ceux qui ne se sont pas endormis, c'est un très beau moment: écouter ces airs venus d'un autre âge et regarder le paysage où alternent oliviers et châteaux forts, se perdre avec Steeve dans un dédale de dates et d’avènements où Saint-Louis côtoie Louis XIV!
- L'arrivée à Grenade est faite de sensations très différentes: la pleine lune est énorme, très basse, elle est notre premier contact avec la ville que nous découvrons d'abord dans sa partie récente puis XIXs avec les immanquables embouteillages du vendredi soir. Les étudiants sont finalement ravis de ce bouillonnement humain, après les rues de Cordoue désertées le soir. Nous allons aller de surprise en surprise: notre hôtel, Acera del Darro, n'est pas "à côté de " la maison familiale de Lorca dont je dois commencer l'évocation ce soir avec M. Müller mais "est" la première maison habitée par la famille du poète installée à Grenade en 1909. Pourtant aucune plaque ne l'indique sur la façade de l'hôtel, aucun "rincón de la memoria" à l'intérieur. Curieux ce silence ou au contraire révélateur de ces relations ambiguës entre la ville et le poète assassiné en août 1936 par les représentants de la droite la plus réactionnaire, arrêté au domicile de son ami - pourtant phalangiste - Luis Rosales, au 1 de la rue Angulo.
- La promenade nocturne, ponctuée de commentaires d'EDM et de lecture de poèmes par PM, est l'occasion de découvrir la partie XIXs de Grenade dans laquelle s'installe la famille du poète, la jeunesse de ce dernier et son implication dans la vie intellectuelle de la ville qui a fait sa fortune dans la culture de la... betterave. Je mène mon groupe de place en place, aidée de M. Darier qui a le plan bien en main: du Café Alameda où s'organisait la tertulia du Rinconcillo, à la statue de Mariana Pineda, l'héroïne grenadine chérie de Lorca; du Centre Federico García Lorca toujours en construction au Jardin Botanique... Ce sont les années 1898-1919 que j'évoque rapidement: la naissance dans la Vega, l'enfance et l'adolescence musiciennes avec Don Antonio Segura, les études sous la direction de Martín Domínguez Berrueta et la présence bienveillante de Fernando de los Ríos... j'insiste sur l'importance de ces rencontres dans le parcours de formation du jeune artiste et sur le rôle fondamental de la Instittución Libre de Enseñanza, institution laïque et libérale qui prétend accorder une place primordiale à l'enseignement dans une Espagne confrontée à une crise politique et spirituelle sans précédent depuis 1898. J'ai aussi beaucoup insisté, en guise d'introduction, sur la mise en place récente des lieux de mémoire consacrés à Lorca dans et hors de Grenade.
- Troisième bonne surprise de la soirée, une jeune grenadine remet à Paul des coupons de réduction pour un local fréquenté par des étudiants, très nombreux dans cette ville, première destination Erasmus. Pour moins de trois euros, nous aurons droit à une fin de concert, une boisson et une partie de baby-foot. Il est plus de minuit, il faut rentrer.