Tout le monde connaît Cervantès (1547-1616) et sait qu'il est l'auteur du Quichotte, oeuvre à ce point familière (même pour celui qui ne l'a jamais lue) que la coutume est de l'appeler... Le Quichotte au lieu de ce titre à rallonge qui indiquait sur-le-champ l'intention parodique d'un auteur bien décidé à promouvoir une littérature de bon ton, divertissante mais vraisemblable, facétieuse mais intelligente. Cervantès avait dans l'idée à la fois de parodier des romans de chevalerie très en vogue en Europe et particulièrement en Espagne mais aussi de livrer une réflexion sur le roman qui n'en était qu'à ses balbutiements, une "théorie" très proche des idées des moralistes espagnols de la Renaissance comme les frères Alfonso et Juan de Valdés, humanistes espagnols influencés par Erasme.
Car Le Quichotte est cela: un formidable roman en prise avec la réalité ultra contemporaine des lecteurs du XVIIème siècle, ce "miroir que Cervantès va promener le long des chemins" de Castille, d'Aragon ou de Catalogne, une oeuvre qui faisait se tordre de rire les paysans réunis autour d'un bon feu mais aussi les lecteurs érudits des nobles demeures tout en étant un état des propositions de l'auteur en matière d'écriture: quels rapports entre réalité et imagination, quel langage pour quels personnages ou quelles situations, quel point de vue narratif...
Le premier tome, paru en 1605, est un énorme succès et l'on sait les conséquences de cet engouement pour le personnage du chevalier "à la triste figure"... la publication d'un ouvrage apocryphe d'un certain Avellaneda qui, en 1613, prétend lancer DQ dans de nouvelles aventures, sans l'autorisation de son créateur qui réagira bien vite en publiant un second tome en 1615 dans lequel il réglera ses comptes à l'auteur du plagiat tout en exploitant cet épisode de façon très judicieuse dans son oeuvre même.
Entre 1605 et 1615, Cervantès ne reste pas inactif, il publie en 1613 un recueil de "nouvelles exemplaires", devenant ainsi le premier auteur espagnol à s'intéresser de très près à ce genre bien connu en Italie, celui du récit court. On sait la postérité du genre bref à la fois en Espagne mais surtout en Amérique Latine. Des nouvelles il y en a au sein même du premier tome du Quichotte. Les personnages lisent beaucoup eux-mêmes, on s'arrête de temps à autre dans une auberge et on lit des nouvelles trouvées au hasard dans des coffres des auberges, comme celle du "curieux impertinent". N'oublions pas que beaucoup reprocheront à Cervantès d'avoir intercalé des récits qui du même coup ralentissaient l'action principale, sans voir assez que le projet de ce dernier était de créer une oeuvre totale, capable de faire entendre des voix différentes, des registres différents, des actions différentes mais ayant tous comme point commun l'éloge de la mesure et la raison. Avec cette réaction de romancier moderne, à l'écoute de son public, le choix de ne plus rien intercaler dans le second tome.
Dans le premier tome du Quichotte, il est donc question d'une nouvelle intitulée Rinconete y Cortadillo, qui ne sera pas lue mais juste mentionnée par un des personnages qui prétend d'ailleurs fort bien connaître son auteur, un certain Miguel de Cervantès. L’auto-citation est toujours un grand plaisir pour des auteurs en mal de reconnaissance comme Cervantès qui aura connu un temps la prison et se trouvera aussi au centre d'une polémique qui le fait affronter son ancien ami et dramaturge génial, Lope de Vega.
Ces douze Nouvelles exemplaires, qui sont autant de formules narratives, sont encore l'occasion de nous montrer la société espagnole dans sa globalité: sa noblesse au comportement plus ou moins noble, ses pauvres gens qui savent rester dignes dans l'adversité, ses gitans parfois voleurs, parfois aux origines aristocratiques, ses chiens savants et ces gueux bien sûr. Car la société baroque espagnole est faite de nobles titrés, de "grands" mais aussi de ces rebuts de l'humanité que sont les voleurs, les mendiants, vrais ou faux, les étudiants pauvres, les escrocs en tout genre qui pullulent dans les grandes villes et notamment à Madrid ou Séville.
L'Espagne est une terre qui fabrique volontiers des mythes littéraires: la Célestine, Don Juan et le "pícaro" par exemple. C'est à l'Espagne que l'on doit le roman picaresque, ce genre qui ne pouvait que naître dans un pays qui met en place au XVème siècle l'Inquisition et les statuts de pureté du sang, dans un pays où le travail est considéré comme une indignité, où il convient d'accumuler terres et titres. Le gueux du roman picaresque qui a comme particularité de prétendre être une autobiographie, est un être immonde, à la généalogie douteuse, dont les aventures ne visent qu'à prouver que la société doit bien se garder d'intégrer ou de veiller à éduquer ces individus relégués définitivement dans un infra-monde. L'auteur baroque qui aura le plus contribué à discréditer le gueux des villes est Francisco de Quevedo, auteur conceptiste à l'écriture flamboyante, aristocrate profondément antisémite et homme de toutes les ruses, représentant de cette société verrouillée et terriblement conservatrice. Son Buscón, qui conte les aventure de Pablos de Segovia, est un véritable feu d'artifice verbal qui pousse à son extrême la "chosification" de l'homme, être abject dévoré par le désir de "medrar" ("gravir les échelons") et de prendre une place qui ne saurait lui revenir.
Avec Cervantès, le picaresque a un tout autre ton: point de poursuite impitoyable du gueux, point de dévalorisation de l'humanité mais un regard toujours tendre sur ses personnages, ici deux jeunes garçons qui voient dans la vie des "pícaros" l'occasion inespérée de vivre libres et au grand air. Et voilà nos deux héros, devenus compagnons de route après une rixe dans une auberge castillane, arrivant à Séville, bien décidés à y faire fortune. Bien grande sera leur désillusion car la Séville cosmopolite et matérialiste du XVIIème siècle est aussi la cité de tous les dangers sur laquelle règne en maître Monipodio, le roi des truands. Séville n'est qu'un mirage pour des jeunes sans possibilité de promotion sociale. Point de salut à Séville où Cervantès sera d'ailleurs emprisonné un temps en 1594: devenu percepteur des impôts, il est accusé d'avoir détourné cet argent qu'il devait versé sur un compte bancaire. Il fréquentera la prison de la Calle Sierpes où Mérimée placera aussi sa Carmen.
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